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Moi par moi-même

Artist portrait

J’ai toujours aimé fabriquer des choses. Avec une touche personnelle. Qu’il s’agisse d’une photographie ou d’un sol en béton. La motivation, l’énergie, jaillissent de la nouveauté et de la poésie de l’idée.

La France a été une bénédiction. Je m’y suis installé à vingt-six ans, venu de New York où je suis né — avec le projet d’y rester six mois pour apprendre la langue. Quarante ans plus tard, je suis profondément reconnaissant de ne jamais être reparti.

Beaucoup de choses ont changé depuis mon départ des États-Unis. Un apprentissage de six mois, obtenu par hasard auprès de Detlef Trefz, a fait naître ce qui est sans doute devenue la grande passion de ma vie : la photographie. Le succès qui a suivi a dépassé toutes mes attentes.

J’ai l’honneur d’exposer mon art à travers le monde, de recevoir des commandes de grands magazines et de voir mon travail récompensé à de nombreuses reprises. Pourtant, il me semble prétentieux, voire pénible, de vanter mes réussites personnelles. Le texte qui suit, écrit par le critique d’art Michel Lagrange à l’occasion d’une récente exposition, rend hommage à ce que ma photographie tente d’accomplir.

Moi par Michel Lagrange

Peter Lippmann est un magicien, un guérisseur. Il opère sur nos yeux une métamorphose telle que cela ressemble à une révélation. Nous avions un regard jauni par les habitudes, effleurant la surface des choses, un regard usé par l’impression des apparences. Or, avec son œil de photographe, il nous révèle un univers que nous croyions connaître et qui prend soudain un relief, une force, un pouvoir d’attraction exceptionnels. Il nous fait voir. Il nous fait découvrir. Nous étions mal voyants et ne le savions pas.

Ce que le français appelle impudemment « nature morte », et qu’il faudrait appeler « nature silencieuse, immobile » (still life), Peter Lippmann nous le fait découvrir. Rien de plus banal qu’un fruit d’automne, qu’une grappe de raisin, et pourtant nous les voyons pour la première fois. Cela n’est possible que parce que l’œil du photographe impose à la réalité choisie un ordre, une harmonie, une sublimation, un style.

Il faut dire que son regard est celui d’un poète amoureux des beautés de la nature. Jamais la sainte simplicité des choses n’a pris un tel pouvoir sur nous au point de nous émerveiller. Les couleurs sont amoureuses les unes des autres, et se métamorphosent en lumière, une lumière qui paraît émaner du cœur des objets. Car les objets, chez Peter Lippmann, ont une âme qui vient solliciter la nôtre. Au point qu’une sorte de fraternité vient nous unir aux moindres des objets exposés devant nous, au sein d’une sorte de cabinet de curiosité intemporel.

Et il suffit qu’une grappe de raison affiche des flétrissures pour que le tableau rejoigne la classique invention des « memento mori ». Même si l’art et la mort ne vont pas bien ensemble (« l’arte e la morte non va bene insieme » Michel-Ange), l’art est là pour montrer la mort dans un dialogue constamment maîtrisé, dans lequel c’est l’art qui a le dernier mot. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes, chez Peter Lippmann, que celle d’associer ces vanités et le domaine du luxe, le reflet des siècles passés et la modernité somptueuse. De quoi nourrir notre propre réflexion, et, quelque part, nous éveiller.

Ainsi, ce triptyque où des carcasses de voitures, des épaves, sont envahies par la végétation. Quelle leçon ! Cela nous force à regarder la mort en face et à prendre conscience du pouvoir de métamorphose du temps et de la nature, forces redoutables, inexorables, définitives. À contempler la modernité des objets de luxe en voie de décomposition, cela doit nous émouvoir. Car quand des chaussures, des voitures, des appareils-photo sont en train de se dissoudre, c’est bien de l’homme qu’il s’agit. Peter nous force à regarder notre propre déclin, à ne pas être dupe de notre confort glorieux autant que superficiel. Ce photographe est un philosophe de la lucidité. Et ce qu’il y a d’admirable en ses photographies de décomposition, c’est que même la pourriture est belle. Et que le luxe est provisoire.

Tout un pan de la création de ce photographe est en effet lié à la promotion de produits de luxe, dans l’habillement en particulier. Peter Lippmann donne à ce qu’on appelait jadis la « réclame » ses lettres de noblesse, comme, en peinture, jadis un Toulouse-Lautrec par exemple.

Ainsi, cet art de la composition ne craint pas les audaces, l’humour, les associations d’images ; par exemple, une chaussure de luxe avec une brassée de fruits et de légumes. De cette proximité saugrenue naît une poésie jubilatoire. C’est Marie-Antoinette qui vient de s’échapper du Hameau de la Reine, et qui a perdu sa chaussure, comme Cendrillon ! De quoi réjouir les fanatiques des talons hauts ! Ce sont les compositions hétéroclites, mais parfaitement maîtrisées, bellement mises en harmonie par un Maître du regard, un Arcimboldo photographe, un maestro des partitions sensuelles et poétiques.